quinta-feira, fevereiro 1

Hommage au Maître des Maîtres de ma jeunesse: Victor Hugo



"Les Chansons des rues et des bois"

A un certain moment de la vie, si occupé qu'on soit de l'avenir,
la pente à regarder en arrière est irrésistible. Notre adolescence,
cette morte charmante, nous apparaît, et veut qu'on pense à elle.
C'est d'ailleurs une sérieuse et mélancolique leçon que la mise en
présence de deux âges dans le même homme, de l'âge qui commence et
de l'âge qui s'achève ; l'un espère dans la vie, l'autre dans la mort.

Il n'est pas inutile de confronter le point de départ avec le point
d'arrivée, le frais tumulte du matin avec l'apaisement du soir, et
l'illusion avec la conclusion.

Le coeur de l'homme a un recto sur lequel est écrit Jeunesse, et un
verso sur lequel est écrit Sagesse. C'est ce recto et ce verso qu'on
trouvera dans ce livre.

La réalité est dans ce livre, modifiée par tout ce qui dans l'homme va
au-delà du réel. Ce livre est écrit beaucoup avec le rêve, un peu avec
le souvenir.

Rêver est permis aux vaincus ; se souvenir est permis aux solitaires.

Hauteville-House, octobre 1865.



LE CHEVAL

Je l'avais saisi par la bride ;
Je tirais, les poings dans les noeuds,
Ayant dans les sourcils la ride
De cet effort vertigineux.

C'était le grand cheval de gloire,
Né de la mer comme Astarté,
À qui l'aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté ;

L'alérion aux bonds sublimes,
Qui se cabre, immense, indompté,
Plein du hennissement des cimes,
Dans la bleue immortalité.

Tout génie, élevant sa coupe,
Dressant sa torche, au fond des cieux,
Superbe, a passé sur la croupe
De ce monstre mystérieux.

Les poètes et les prophètes,
Ô terre, tu les reconnais
Aux brûlures que leur ont faites
Les étoiles de son harnais.

Il souffle l'ode, l'épopée,
Le drame, les puissants effrois,
Hors des fourreaux les coups d'épée,
Les forfaits hors du coeur des rois.

Père de la source sereine,
Il fait du rocher ténébreux
Jaillir pour les Grecs Hippocrène
Et Raphidim pour les Hébreux.

Il traverse l'Apocalypse ;
Pâle, il a la mort sur son dos.
Sa grande aile brumeuse éclipse
La lune devant Ténédos.

Le cri d'Amos, l'humeur d'Achille
Gonfle sa narine et lui sied ;
La mesure du vers d'Eschyle,
C'est le battement de son pied.

Sur le fruit mort il penche l'arbre,
Les mères sur l'enfant tombé ;
Lugubre, il fait Rachel de marbre,
Il fait de pierre Niobé.

Quand il part, l'idée est sa cible ;
Quand il se dresse, crins au vent,
L'ouverture de l'impossible
Luit sous ses deux pieds de devant.

Il défie Éclair à la course ;
Il a le Pinde, il aime Endor ;
Fauve, il pourrait relayer l'Ourse
Qui traîne le Chariot d'or.

Il plonge au noir zénith ; il joue
Avec tout ce qu'on peut oser ;
Le zodiaque, énorme roue,
A failli parfois l'écraser.

Dieu fit le gouffre à son usage.
Il lui faut les cieux non frayés,
L'essor fou, l'ombre, et le passage
Au-dessus des pics foudroyés.

Dans les vastes brumes funèbres
Il vole, il plane ; il a l'amour
De se ruer dans les ténèbres
Jusqu'à ce qu'il trouve le jour.

Sa prunelle sauvage et forte
Fixe sur l'homme, atome nu,
L'effrayant regard qu'on rapporte
De ces courses dans l'inconnu.

Il n'est docile, il n'est propice
Qu'à celui qui, la lyre en main,
Le pousse dans le précipice,
Au-delà de l'esprit humain.

Son écurie, où vit la fée,
Veut un divin palefrenier ;
Le premier s'appelait Orphée ;
Et le dernier, André Chénier.

Il domine notre âme entière ;
Ézéchiel sous le palmier
L'attend, et c'est dans sa litière
Que Job prend son tas de fumier.

Malheur à celui qu'il étonne
Ou qui veut jouer avec lui !
Il ressemble au couchant d'automne
Dans son inexorable ennui.

Plus d'un sur son dos se déforme ;
Il hait le joug et le collier ;
Sa fonction est d'être énorme
Sans s'occuper du cavalier.

Sans patience et sans clémence,
Il laisse, en son vol effréné,
Derrière sa ruade immense
Malebranche désarçonné.

Son flanc ruisselant d'étincelles
Porte le reste du lien
Qu'ont tâché de lui mettre aux ailes
Despréaux et Quintilien.

Pensif, j'entraînais loin des crimes,
Des dieux, des rois, de la douleur,
Ce sombre cheval des abîmes
Vers le pré de l'idylle en fleur.

Je le tirais vers la prairie
Où l'aube, qui vient s'y poser,
Fait naître l'églogue attendrie
Entre le rire et le baiser.

C'est là que croît, dans la ravine
Où fuit Plaute, où Racan se plaît,
L'épigramme, cette aubépine,
Et ce trèfle, le triolet.

C'est là que l'abbé Chaulieu prêche,
Et que verdit sous les buissons
Toute cette herbe tendre et fraîche
Où Segrais cueille ses chansons.

Le cheval luttait ; ses prunelles,
Comme le glaive et l'yatagan,
Brillaient ; il secouait ses ailes
Avec des souffles d'ouragan.

Il voulait retourner au gouffre ;
Il reculait, prodigieux,
Ayant dans ses naseaux le soufre
Et l'âme du monde en ses yeux.

Il hennissait vers l'invisible ;
Il appelait l'ombre au secours ;
À ses appels le ciel terrible
Remuait des tonnerres sourds.

Les bacchantes heurtaient leurs cistres,
Les sphinx ouvraient leurs yeux profonds ;
On voyait, à leurs doigts sinistres,
S'allonger l'ongle des griffons.

Les constellations en flamme
Frissonnaient à son cri vivant
Comme dans la main d'une femme
Une lampe se courbe au vent.

Chaque fois que son aile sombre
Battait le vaste azur terni,
Tous les groupes d'astres de l'ombre
S'effarouchaient dans l'infini.

Moi, sans quitter la plate-longe,
Sans le lâcher, je lui montrais
Le pré charmant, couleur de songe,
Où le vers rit sous l'antre frais.

Je lui montrais le champ, l'ombrage,
Les gazons par juin attiédis ;
Je lui montrais le pâturage
Que nous appelons paradis.

-- Que fais-tu là ? me dit Virgile.
Et je répondis, tout couvert
De l'écume du monstre agile :
-- Maître, je mets Pégase au vert.



OCTOBRE

I

J'étais le vieux rôdeur sauvage de la mer,
Une espèce de spectre au bord du gouffre amer ;
J'avais dans l'âpre hiver, dans le vent, dans le givre,
Dans l'orage, l'écume et l'ombre, émit un livre,
Dont l'ouragan, noir souffle aux ordres du banni,
Tournait chaque feuillet quand je l'avais fini ;
Je n'avais rien en moi que l'honneur imperdable ;
Je suis venu, j'ai vu la cité formidable ;
Elle avait faim, j'ai mis mon livre sous sa dent ;
Et j'ai dit à ce peuple altier, farouche, ardent,
A ce peuple indigné, sans peur, sans joug, sans règle,
J'ai dit à ce Paris, comme le klephte à l'aigle :
Mange mon coeur, ton aile en croîtra d'un empan.

Quand le Christ expira, quand mourut le grand Pan,
Jean et Luc en Judée et dans l'Inde Epicure
Entendirent un cri d'inquiétude obscure ;
La terre tressaillit quand l'Olympe tomba ;
D'Ophir à Chanaan et d'Assur à Saba,
Comme un socle en ployant fait ployer la colonne,
Tout l'Orient pencha quand croula Babylone ;
La même horreur sacrée est dans l'homme aujourd'hui,
Et l'édifice sent fléchir le point d'appui ;
Tous tremblent pour Paris qu'étreint une main vile ;
On tuerait l'Univers si l'on tuait la Ville ;
C'est plus qu'un peuple, c'est le monde que les rois
Tâchent de clouer, morne et sanglant, sur la croix ;
Le supplice effrayant du genre humain commence.
Donc luttons. Plus que Troie et Tyr, plus que Numance,
Paris assiégé doit l'exemple. Soyons grands.
Affrontons les bandits conduits par les tyrans.
Les Huns reviennent comme au temps de Frédégaire ;
Laissons rouler vers nous les machines de guerre ;
Faisons front, tenons tête ; acceptons, seuls, trahis,
Sanglants, le dur travail de sauver ce pays.
Tomber, mais sans avoir tremblé, c'est la victoire.
Etre la rêverie immense de l'histoire,
Faire que tout chercheur du vrai, du grand, du beau,
Met le doigt sur sa bouche en voyant un tombeau,
C'est aussi bien l'honneur d'un peuple que d'un homme,
Et Caton est trop grand s'il est plus grand que Rome ;
Rome doit l'égaler, Rome doit l'imiter ;
Donc Rome doit combattre et Paris doit lutter.
Notre labeur finit par être notre gerbe.
Combats, ô mon Paris ! aie, ô peuple superbe,
Criblé de flèches, mais sans tache à ton écu,
L'illustre acharnement de n'être pas vaincu.

II

Et voilà donc les jours tragiques revenus !
On dirait, à voir tant de signes inconnus,
Que pour les nations commence une autre hégire.

Pâle Alighieri, toi, frère de Cynégire,
O sévères témoins, ô justiciers égaux,
Penchés, l'un sur Florence et l'autre sur Argos,
Vous qui fîtes, esprits sur qui l'aigle se pose,
Ces livres redoutés où l'on sent quelque chose
De ce qui gronde et luit derrière l'horizon,
Vous que le genre humain lit avec un frisson,
Songeurs qui pouvez dire en vos tombeaux : nous sommes,
Dieux par le tremblement mystérieux des hommes !
Dante, Eschyle, écoutez et regardez.
Ces rois
Sous leur large couronne ont des fronts trop étroits.
Vous les dédaigneriez. Ils n'ont pas la stature
De ceux que votre vers formidable torture,
Ni du chef argien, ni du baron pisan ;
Mais ils sont monstrueux pourtant, convenez-en.
Des premiers rois venus ils ont l'aspect vulgaire ;
Mais ils viennent avec des légions de guerre.
Ils poussent sur Paris les sept peuples saxons.
Hideux, casqués, dorés, tatoués de blasons,
Il faut que chacun d'eux de meurtre se repaisse ;
Chacun de ces rois prend pour emblème une espèce
De bête fauve et fait luire à son morion
La chimère d'un rude et morne alérion,
Ou quelque impur dragon agitant sa crinière ;
Et le grand chef arbore à sa haute bannière,
Teinte des deux reflets du tombeau tour à tour,
Un aigle étrange, blanc la nuit et noir le jour.
Avec eux, à grand bruit, et sous toutes les formes,
Krupps, bombardes, canons, mitrailleuses énormes,
Ils traînent sous ce mur qu'ils nomment ennemi
Le bronze, ce muet, cet esclave endormi,
Qui, tout à coup hurlant lorsqu'on le démusèle,
Est pris d'on ne sait quel épouvantable zèle
Et se met à détruire une ville, sans frein,
Sans trêve, avec la joie horrible de l'airain,
Comme s'il se vengeait, sur ces tours abattues,
D'être employé par l'homme à d'infâmes statues ;
Et comme s'il disait : Peuple, contemple en moi
Le monstre avec lequel tu fais ensuite un roi !
Tout tremble, et les sept chefs dans la haine s'unissent.

Ils sont là, menaçant Paris. Ils le punissent.
De quoi ? D'être la France et d'être l'univers,
De briller au-dessus des gouffres entr'ouverts,
D'être un bras de géant tenant une poignée
De rayons, dont l'Europe est à jamais baignée ;
Ils punissent Paris d'être la liberté ;
Ils punissent Paris d'être cette cité
Où Danton gronde, où luit Molière, où rit Voltaire ;
Ils punissent Paris d'être âme de la terre,
D'être ce qui devient de plus en plus vivant,
Le grand flambeau profond que n'éteint aucun vent,
L'idée en feu perçant ce nuage, le nombre,
Le croissant du progrès clair au fond du ciel sombre ;
Ils punissent Paris de dénoncer l'erreur,
D'être l'avertisseur et d'être l'éclaireur,
De montrer sous leur gloire affreuse un cimetière,
D'abolir l'échafaud, le trône, la frontière,
La borne, le combat, l'obstacle, le fossé,
Et d'être l'avenir quand ils sont le passé.

Et ce n'est pas leur faute ; ils sont les forces noires.
Ils suivent dans la nuit toutes les sombres gloires,
Caïn, Nemrod, Rhamsés, Cyrus, Gengis, Timour.
Ils combattent le droit, la lumière, l'amour.
Ils voudraient être grands et ne sont que difformes.
Terre, ils ne veulent pas qu'heureuse, tu t'endormes
Dans les bras de la paix sacrée, et dans l'hymen
De la clarté divine avec l'esprit humain.
Ils condamnent le frère à dévorer le frère,
Le peuple à massacrer le peuple, et leur misère
C'est d'être tout-puissants et que tous leurs instincts
Allumés pour l'enfer, soient pour le ciel éteints.
Rois hideux ! On verra, certe, avant que leur âme
Renonce à la tuerie, au glaive, au meurtre infâme,
Aux clairons, au cheval de guerre qui hennit,
L'oiseau ne plus savoir le chemin de son nid,
Le tigre épris du cygne, et l'abeille oublieuse
De sa ruche sauvage au creux noir de l'yeuse.

III

Sept. Le chiffre du mal. Le nombre où Dieu ramène,
Comme en un vil cachot, toute la faute humaine.
Sept princes. Wurtemberg et Mecklembourg, Nassau,
Saxe, Bade, Bavière et Prusse, affreux réseau.
Ils dressent dans la nuit leurs tentes sépulcrales.
Les cercles de l'enfer sont là, mornes spirales ;
Haine, hiver, guerre, deuil, peste, famine, ennui.
Paris a les sept noeuds des ténèbres sur lui.
Paris devant son mur a sept chefs comme Thèbe.

Spectacle inouï ! l'astre assiégé par l'Erèbe.

La nuit donne l'assaut à la lumière. Un cri
Sort de l'astre en détresse, et le néant a ri.
La cécité combat le jour ; la morne envie
Attaque le cratère auguste de la vie,
Le grand foyer central, l'astre aux astres uni.
Tous les yeux inconnus ouverts dans l'infini
S'étonnent ; qu'est-ce donc ? Quoi ! la clarté se voile !
Un long frisson d'horreur court d'étoile en étoile.
Sauve ton oeuvre, ô Dieu, toi qui d'un souffle émeus
L'ombre où Léviathan tord ses bras venimeux !
C'en est fait. La bataille infâme est commencée.

Comme un phare jadis gardait la porte Scée,
Un flamboiement jaillit de l'astre, avertissant
Le ciel que l'enfer monte et que la nuit descend.
Le gouffre est comme un mur énorme de fumée
Où fourmille on ne sait quelle farouche armée ;
Nuage monstrueux où luisent des airains ;
Et les bruits infernaux et les bruits souterrains
Se mêlent, et, hurlant au fond de la géhenne,
Les tonnerres ont l'air de bêtes à la chaîne.
Une marée informe où grondent les typhons
Arrive, croît et roule avec des cris profonds,
Et ce chaos s'acharne à tuer cette sphère.
Lui frappe avec la flamme, elle avec la lumière ;
Et l'abîme a l'éclair et l'astre a le rayon.
L'obscurité, flot, brume, ouragan, tourbillon,
Tombant sur l'astre, encor, toujours, encore, encore,
Cherche à se verser toute en ce puits de l'aurore.
Qui l'emportera ? Crainte, espoir ! Frémissements !
La splendide rondeur de l'astre, par moments,
Sous d'affreux gonflements de ténèbres s'efface,
Et, comme vaguement tremble et flotte une face,
De plus en plus sinistre et pâle, il disparaît.
Est-ce que d'une étoile on prononce l'arrêt ?
Qui donc le peut ? Qui donc a droit d'ôter au monde
Cette lueur sacrée et cette âme profonde ?
L'enfer semble une gueule effroyable qui mord.
Et l'on ne voit plus l'astre. Est-ce donc qu'il est mort ?

Tout à coup un rayon sort par une trouée.
Une crinière en feu, par les vents secouée,
Apparaît... - Le voilà !

C'est lui. Vivant, aimant,
Il condamne la Nuit à l'éblouissement,
Et, soudain reparu dans sa beauté première,
La couvre d'une écume immense de lumière.

Le chaos est-il donc vaincu ? Non. La noirceur
Redouble, et le reflux du gouffre envahisseur
Revient, et l'on dirait que Dieu se décourage.

De nouveau, dans l'horreur, dans la nuit, dans l'orage,
On cherche l'astre. Où donc est-il ? Quel guet-apens !
Et rien ne continue, et tout est en suspens ;
La création sent qu'elle est témoin d'un crime ;
Et l'univers regarde avec stupeur l'abîme
Qui, sans relâche, au fond du firmament vermeil,
Jette un vomissement d'ombre sur le soleil.



FONCTION DU POÈTE

I

Pourquoi t'exiler, ô poète,
Dans la foule où nous te voyons ?
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons ?
Dans leur atmosphère souillée
Meurt ta poésie effeuillée ;
Leur souffle égare ton encens.
Ton coeur, dans leurs luttes serviles,
Est comme ces gazons des villes
Rongés par les pieds des passants.

Dans les brumeuses capitales
N'entends-tu pas avec effroi,
Comme deux puissances fatales,
Se heurter le peuple et le roi ?
De ces haines que tout réveille
À quoi bon emplir ton oreille,
Ô Poète, ô maître, ô semeur ?
Tout entier au Dieu que tu nommes,
Ne te mêle pas à ces hommes
Qui vivent dans une rumeur !

Va résonner, âme épurée,
Dans le pacifique concert !
Va t'épanouir, fleur sacrée,
Sous les larges cieux du désert !
Ô rêveur, cherche les retraites,
Les abris, les grottes discrètes,
Et l'oubli pour trouver l'amour,
Et le silence, afin d'entendre
La voix d'en haut, sévère et tendre,
Et l'ombre, afin de voir le jour !

Va dans les bois ! va sur les plages !
Compose tes chants inspirés
Avec la chanson des feuillages
Et l'hymne des flots azurés !
Dieu t'attend dans les solitudes ;
Dieu n'est pas dans les multitudes ;
L'homme est petit, ingrat et vain.
Dans les champs tout vibre et soupire.
La nature est la grande lyre,
Le poète est l'archet divin !

Sors de nos tempêtes, ô sage !
Que pour toi l'empire en travail,
Qui fait son périlleux passage
Sans boussole et sans gouvernail,
Soit comme un vaisseau qu'en décembre
Le pêcheur, du fond de sa chambre
Où pendent les filets séchés,
Entend la nuit passer dans l'ombre
Avec un bruit sinistre et sombre
De mâts frissonnants et penchés !

II

Hélas ! hélas ! dit le poète,
J'ai l'amour des eaux et des bois ;
Ma meilleure pensée est faite
De ce que murmure leur voix.
La création est sans haine.
Là, point d'obstacle et point de chaîne.
Les prés, les monts, sont bienfaisants ;
Les soleils m'expliquent les roses ;
Dans la sérénité des choses
Mon âme rayonne en tous sens.

Je vous aime, ô sainte nature !
Je voudrais m'absorber en vous ;
Mais, dans ce siècle d'aventure,
Chacun, hélas ! se doit à tous.
Toute pensée est une force.
Dieu fit la sève pour l'écorce,
Pour l'oiseau les rameaux fleuris,
Le ruisseau pour l'herbe des plaines,
Pour les bouches, les coupes pleines,
Et le penseur pour les esprits !

Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend des sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité ;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies ;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe ? il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !

Foule qui répands sur nos rêves
Le doute et l'ironie à flots,
Comme l'océan sur les grèves
Répand son râle et ses sanglots,
L'idée auguste qui t'égaie
À cette heure encore bégaie ;
Mais de la vie elle a le sceau !
Ève contient la race humaine,
Un oeuf l'aiglon, un gland le chêne !
Une utopie est un berceau !

De ce berceau, quand viendra l'heure,
Vous verrez sortir, éblouis,
Une société meilleure
Pour des coeurs mieux épanouis,
Le devoir que le droit enfante,
L'ordre saint, la foi triomphante,
Et les moeurs, ce groupe mouvant
Qui toujours, joyeux ou morose,
Sur ses pas sème quelque chose
Que la loi récolte en rêvant !

Mais, pour couver ces puissants germes,
Il faut tous les coeurs inspirés,
Tous les coeurs purs, tous les coeurs fermes,
De rayons divins pénétrés.
Sans matelots la nef chavire ;
Et, comme aux deux flancs d'un navire,
Il faut que Dieu, de tous compris,
Pour fendre la foule insensée,
Aux deux côtés de sa pensée
Fasse ramer de grands esprits !

Loin de vous, saintes théories,
Codes promis à l'avenir,
Ce rhéteur aux lèvres flétries,
Sans espoir et sans souvenir,
Qui jadis suivait votre étoile,
Mais qui, depuis, jetant le voile
Où s'abrite l'illusion,
A laissé violer son âme
Par tout ce qu'ont de plus infâme
L'avarice et l'ambition !

Géant d'orgueil à l'âme naine,
Dissipateur du vrai trésor,
Qui, repu de science humaine,
A voulu se repaître d'or,
Et, portant des valets au maître
Son faux sourire d'ancien prêtre
Qui vendit sa divinité,
S'enivre, à l'heure où d'autres pensent,
Dans cette orgie impure où dansent
Les abus au rire effronté !

Loin ces scribes au coeur sordide,
Qui dans l'ombre ont dit sans effroi
À la corruption splendide :
Courtisane, caresse-moi !
Et qui parfois, dans leur ivresse,
Du temple où rêva leur jeunesse
Osent reprendre les chemins,
Et, leurs faces encor fardées,
Approcher les chastes idées,
L'odeur de la débauche aux mains !

Loin ces docteurs dont se défie
Le sage, sévère à regret !
Qui font de la philosophie
Une échoppe à leur intérêt !
Marchands vils qu'une église abrite !
Qu'on voit, noire engeance hypocrite,
De sacs d'or gonfler leur manteau,
Troubler le prêtre qui contemple,
Et sur les colonnes du temple
Clouer leur immonde écriteau !

Loin de vous ces jeunes infâmes
Dont les jours, comptés par la nuit,
Se passent à flétrir des femmes
Que la faim aux antres conduit !
Lâches à qui, dans leur délire,
Une voix secrète doit dire :
Cette femme que l'or salit,
Que souille l'orgie où tu tombes,
N'eut qu'à choisir entre deux tombes :
La morgue hideuse ou ton lit !

Loin de vous les vaines colères
Qui s'agitent au carrefour !
Loin de vous ces chats populaires
Qui seront tigres quelque jour !
Les flatteurs du peuple ou du trône !
L'égoïste qui de sa zone
Se fait le centre et le milieu !
Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N'ont pas dans leur poitrine une âme,
Et n'ont pas dans leur âme un Dieu !

Si nous n'avions que de tels hommes,
Juste Dieu ! comme avec douleur
Le poète au siècle où nous sommes
Irait criant : Malheur ! malheur !
On le verrait voiler sa face ;
Et, pleurant le jour qui s'efface,
Debout au seuil de sa maison,
Devant la nuit prête à descendre,
Sinistre, jeter de la cendre
Aux quatre points de l'horizon !

Tels que l'autour dans les nuées,
On entendrait rire, vainqueurs,
Les noirs poètes des huées,
Les Aristophanes moqueurs.
Pour flétrir nos hontes sans nombre,
Pétrone, réveillé dans l'ombre,
Saisirait son stylet romain.
Autour de notre infâme époque
L'iambe boiteux d'Archiloque
Bondirait, le fouet à la main !

Mais Dieu jamais ne se retire.
Non ! jamais, par les monts caché,
Ce soleil, vers qui tout aspire,
Ne s'est complètement couché !
Toujours, pour les mornes vallées,
Pour les âmes d'ombre aveuglées,
Pour les coeurs que l'orgueil corrompt,
Il laisse au-dessus de l'abîme,
Quelques rayons sur une cime,
Quelques vérités sur un front !

Courage donc ! esprit, pensées,
Cerveaux d'anxiétés rongés,
Coeurs malades, âmes blessées,
Vous qui priez, vous qui songez !

Ô générations ! courage !
Vous qui venez comme à regret,
Avec le bruit que fait l'orage
Dans les arbres de la forêt !

Douteurs errants sans but ni trêve,
Qui croyez, étendant la main,
Voir les formes de votre rêve
Dans les ténèbres du chemin !

Philosophes dont l'esprit souffre,
Et qui, pleins d'un effroi divin,
Vous cramponnez au bord du gouffre,
Pendus aux ronces du ravin !

Naufragés de tous les systèmes,
Qui de ce flot triste et vainqueur
Sortez tremblants et de vous-mêmes
N'avez sauvé que votre coeur !

Sages qui voyez l'aube éclore
Tous les matins parmi les fleurs,
Et qui revenez de l'aurore,
Trempés de célestes lueurs !

Lutteurs qui pour laver vos membres
Avant le jour êtes debout !
Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,
L'oeil perdu dans l'ombre de tout !

Vous, hommes de persévérance,
Qui voulez toujours le bonheur,
Et tenez encor l'espérance,
Ce pan du manteau du Seigneur !

Chercheurs qu'une lampe accompagne !
Pasteurs armés de l'aiguillon !
Courage à tous sur la montagne !
Courage à tous dans le vallon !

Pourvu que chacun de vous suive
Un sentier ou bien un sillon ;
Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,
Et, nuage, pour aquilon ;

Pourvu qu'il ait sa foi qu'il garde,
Et qu'en sa joie ou sa douleur
Parfois doucement il regarde
Un enfant, un astre, une fleur ;

Pourvu qu'il sente, esclave ou libre,
Tenant à tout par un côté,
Vibrer en lui par quelque fibre
L'universelle humanité ;

Courage ! - Dans l'ombre et l'écume
Le but apparaîtra bientôt !
Le genre humain dans une brume,
C'est l'énigme et non pas le mot !

Assez de nuit et de tempête
A passé sur vos fronts penchés.
Levez les yeux ! levez la tête !
La lumière est là-haut ! marchez !

Peuples ! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçants les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.

C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir,
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.

Peuples! écoutez le poète !
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé !
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots !

C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
À tous d'en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

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